© Les Esprits Libres - Bertrand Hagenmüller
Travaillant de longue date sur l’accompagnement des vulnérabilités, tous champs confondus, Bertrand Hagenmüller n’a jamais hésité à bousculer les lignes pour interroger la pertinence des modèles d’accueil actuels, et leur dimension strictement institutionnalisée. En 2022, il a donc l’idée d’organiser, au manoir de Kerpaul dans le Finistère, une résidence artistique (théâtre, musique et poésie) avec des résidents d’unités Alzheimer, des soignants – certains avec leurs familles – et des artistes, pour initier une réflexion autour du vivre-ensemble. « En France, l’accompagnement des fragilités fait aujourd’hui l’objet d’une solidarité que je qualifierais d’abstraite : les citoyens la financent certes par l’impôt, mais leur implication s’arrête là. Ils délèguent ensuite cet accompagnement à des experts, dont la prise en charge se fait dans des ‘huis clos institutionnels’ souvent très protocolisés. Le cas des personnes Alzheimer est ici particulièrement parlant, car celles-ci sont aujourd’hui uniquement perçues sous le prisme de la maladie et de ce fait exclues de l’espace public », souligne-t-il.
Renversant totalement ce paradigme, l’expérimentation « Les Esprits Libres » a donc souhaité recréer, quinze jours durant, une cité – au sens premier de communauté des citoyens – au sein de laquelle les personnes Alzheimer ont pleinement leur place. « Tout le monde était logé à la même enseigne et contribuait à la vie quotidienne, y compris les plus vulnérables dont l’individualité était pleinement reconnue. En permettant aux personnes Alzheimer d’être véritablement actrices de la vie en collectivité plutôt qu’objet de soins, cette résidence artistique leur a redonné une place au sein de la vie réelle. Des liens se sont tissés, des certitudes ont été ébranlées, comme le montrera le film documentaire Les Esprits Libres, qui sortira au cinéma à la mi-2024 », poursuit-il.
Renversant totalement ce paradigme, l’expérimentation « Les Esprits Libres » a donc souhaité recréer, quinze jours durant, une cité – au sens premier de communauté des citoyens – au sein de laquelle les personnes Alzheimer ont pleinement leur place. « Tout le monde était logé à la même enseigne et contribuait à la vie quotidienne, y compris les plus vulnérables dont l’individualité était pleinement reconnue. En permettant aux personnes Alzheimer d’être véritablement actrices de la vie en collectivité plutôt qu’objet de soins, cette résidence artistique leur a redonné une place au sein de la vie réelle. Des liens se sont tissés, des certitudes ont été ébranlées, comme le montrera le film documentaire Les Esprits Libres, qui sortira au cinéma à la mi-2024 », poursuit-il.
Une étude observationnelle et descriptive pour recueillir des données chiffrées
© Les Esprits Libres - Bertrand Hagenmüller
Ce message, le Dr Laure Jouatel le porte elle aussi depuis qu’elle a commencé à exercer en tant que médecin gériatre il y a une quinzaine d’années. Militant pour une refonte de l’accompagnement institutionnel des personnes atteintes de maladies neuro-évolutives, elle pilote d’ailleurs la démarche SENS, mise en œuvre à l’échelle du Groupe LNA pour justement questionner la relation à l’autre et amener les soignants à considérer cet accompagnement sous un autre prisme. « Je ne pouvais que souscrire à l’expérimentation imaginée par Bertrand Hagenmüller », sourit-elle. Elle décide donc d’apporter sa pierre à l’édifice en menant une étude clinique, afin de recueillir des données chiffrées et mieux objectiver l’impact d’un lieu de vie ouvert et d’une vie en collectivité sur le bien-être des personnes Alzheimer et la qualité de vie au travail des soignants – et par là même explorer des pistes pour l’EHPAD de demain. « Soutenue par le Pôle Recherche de LNA Santé, cette étude observationnelle et descriptive a utilisé une méthodologie mixte : des évaluations quantitatives menées auprès des neuf résidents et des neuf soignants participant à l’expérimentation, et mesurées à l’aide d’échelles à T0 (un mois avant), T1 (pendant) et T2 (un mois après) ; et des évaluations qualitatives sous la forme d’entretiens semi-directifs organisés durant la résidence artistique, avec 9 résidents, 3 soignants et 4 artistes bénévoles », détaille-t-elle.
Une amélioration notable de la qualité de vie des résidents
Les résultats consolidés sont venus confirmer les bénéfices observés par les participants à l’expérimentation. La qualité de vie et la santé des personnes Alzheimer, notamment, se sont sensiblement améliorées durant la résidence artistique, sur tous les items considérés. « Nous nous sommes ici basés sur l’échelle d’auto-évaluation de la qualité de vie dans la maladie d’Alzheimer pour les résidents en EHPAD, la QoL-AD NH, adaptée en français en 2021. Nous avons plus particulièrement retenu trois paramètres, la santé perçue, la sensation d’autonomie fonctionnelle au quotidien, et le rapport à l’environnement, qui ont tous connu une nette progression à T1. Cela dit, les résultats à T2 reviennent aux niveaux T0, voire se dégradent. Le retour à la réalité de l’institution se traduit donc par des pertes en termes de qualité de vie, ce qui soulève un certain nombre de questionnements », souligne le Dr Jouatel en évoquant une réflexion initiée avec la démarche SENS autour de l’environnement comme « facilitateur de nos accompagnements », qui plus que jamais doit se poursuivre avec cette étude. « Il nous faut certainement accélérer le virage domiciliaire, à la fois sur le plan de l’architecture que des organisations », note-t-elle.
Les effets du projet « Les Esprits Libres » sur le comportement et les traitements, notamment psychotropes, des résidents ont aux aussi été évalués par un inventaire neuropsychiatrique (NPI-ES). « Les troubles comportementaux ont eux aussi notablement diminué durant l’expérimentation, notamment les comportements dits ‘productifs’ (agitation, anxiété, déambulation). Les prescriptions de psychotropes n’ont pour leur part pas été modifiées, mais de nombreux traitements prescrits ‘si besoin’ n’ont pas été administrés lors de la résidence. Il y a donc eu un recours moindre aux psychotropes à T1, mais faute de données tracées, nous avons finalement décidé de ne pas considérer ce paramètre », précise le médecin. Laure Jouatel a également cherché à quantifier les bénéfices en termes de santé globale des résidents. L’échelle de dépression gériatrique (GDS) a ainsi montré une légère amélioration du moral à T1, tandis que le nombre de chutes a sensiblement diminué « alors même que l’environnement du manoir de Kerpaul était clairement moins sécurisé que celui d’un EHPAD, avec par exemple des sanitaires au premier étage », précise-t-elle en évoquant des résultats concordants avec les témoignages. La seule discordance a trait à l’autonomie, qui semble avoir connu une perte progressive durant les deux mois séparant les évaluations à T0 et T2. « Durant la résidence, les résidents ont activement participé à la vie de la communauté et ont donc eu l’impression de gagner en autonomie. Mais cela n’est pas visible sur l’échelle d’évaluation des activités instrumentales de la vie quotidienne (IADL). Peut-être n’est-elle pas adaptée ? C’est un point qui gagnerait à être creusé ».
Les effets du projet « Les Esprits Libres » sur le comportement et les traitements, notamment psychotropes, des résidents ont aux aussi été évalués par un inventaire neuropsychiatrique (NPI-ES). « Les troubles comportementaux ont eux aussi notablement diminué durant l’expérimentation, notamment les comportements dits ‘productifs’ (agitation, anxiété, déambulation). Les prescriptions de psychotropes n’ont pour leur part pas été modifiées, mais de nombreux traitements prescrits ‘si besoin’ n’ont pas été administrés lors de la résidence. Il y a donc eu un recours moindre aux psychotropes à T1, mais faute de données tracées, nous avons finalement décidé de ne pas considérer ce paramètre », précise le médecin. Laure Jouatel a également cherché à quantifier les bénéfices en termes de santé globale des résidents. L’échelle de dépression gériatrique (GDS) a ainsi montré une légère amélioration du moral à T1, tandis que le nombre de chutes a sensiblement diminué « alors même que l’environnement du manoir de Kerpaul était clairement moins sécurisé que celui d’un EHPAD, avec par exemple des sanitaires au premier étage », précise-t-elle en évoquant des résultats concordants avec les témoignages. La seule discordance a trait à l’autonomie, qui semble avoir connu une perte progressive durant les deux mois séparant les évaluations à T0 et T2. « Durant la résidence, les résidents ont activement participé à la vie de la communauté et ont donc eu l’impression de gagner en autonomie. Mais cela n’est pas visible sur l’échelle d’évaluation des activités instrumentales de la vie quotidienne (IADL). Peut-être n’est-elle pas adaptée ? C’est un point qui gagnerait à être creusé ».
© Les Esprits Libres - Bertrand Hagenmüller
Des bénéfices quantifiables en matière de QVCT
Proposant une approche alternative pour l’accompagnement des personnes Alzheimer, la résidence « Les Esprits Libres » n’a en outre pas été sans effets sur la qualité de vie et les conditions de travail (QVCT) des soignants. « Il n’y avait pas plusieurs réunions par jour mais un seul débriefing quotidien, pas de rapports hiérarchiques, pas de blouse instaurant une frontière entre soignant et soigné, pas de planning imposé. Les soignants n’avaient donc pas l’impression de s’occuper de malades. Ils accompagnaient des personnes certes vulnérables, mais non pathologisées », explique le Dr Jouatel qui a ici retenu le questionnaire de Karasek, un outil d’évaluation des facteurs psychosociaux au travail comportant trois dimensions : la demande psychologique, qui équivaut à la charge mentale ; la latitude décisionnelle, soit la marge de manœuvre dans la manière de faire son travail et de prendre part aux décisions s’y rattachant ; et le soutien social ressenti auprès de la part du reste du groupe. « L’amélioration de la qualité de vie au travail est une fois de plus perceptible partout, en écho aux témoignages recueillis lors des entretiens semi-directifs. Ces bénéfices sont toutefois perdus au retour à l’EHPAD, ce qui doit là aussi nous mener à nous questionner », note-t-elle. Bertrand Hagenmüller abonde : « Durant la résidence, les soignants n’étaient plus uniquement dans un rôle de sachants, d’experts devant appliquer des protocoles. En s’affranchissant des dogmes imposés par l’institution, ils ont pu mettre en œuvre une nouvelle manière d’accompagner les personnes Alzheimer, plus humaine et laissant, peut-être, plus de place à l’attachement affectif. Chacun était considéré comme une source de valeur pour le groupe, les compétences, les savoirs, la créativité et les capacités individuelles étaient valorisés, ils ont pu retrouver le sens premier de leur métier ».
Demain, des EHPAD où la liberté prendra le pas sur la sécurité
Bien que cette étude ait quelques limites, eu égard à la petite taille de l’échantillon retenu, la non-représentativité de la population étudiée – les résidents ayant participé à la résidence ne souffrent par exemple pas d’un stade avancé de la maladie d’Alzheimer, et conservent une autonomie relative – et l’absence de groupe témoin, elle n’en est pas moins source d’enseignements pour explorer des pistes autour de l’EHPAD de demain. « Celui-ci doit être un lieu ouvert, c’est-à-dire vivant. Il s’agit, in fine, du domicile des résidents, et cette dimension doit s’accentuer, en invisibilisant autant que possible les soins, et en maintenant l’autonomie fonctionnelle et décisionnelle des résidents. Ils doivent, notamment, pouvoir conserver la liberté d’aller et de venir, ce qui est un droit humain et citoyen. Leur sécurité doit certes aussi être assurée, mais la volonté de sécurisation extrême ayant présidé à la création d’unités fermées n’est pas une solution acceptable sur le plan de l’éthique », souligne Laure Jouatel. Un constat auquel souscrit Bertrand Hagenmüller : « Par principe de précaution, on a fermé toutes les portes, ouvert tous les parapluies, et tué ce qui fait la vie. Il faut accepter la prise de risque, et permettre aux résidents des EHPAD de mener une vie ordinaire en développant leur pouvoir d’agir, en prenant leur parole en considération et en leur permettant d’être utiles aux autres en contribuant, à leur mesure, à la vie collective ». D’ailleurs, c’est ce que « nous voudrons pour nous-mêmes, lorsque notre temps viendra », souffle le Dr Jouatel. Elle ajoute : « Les EHPAD accompagnent les deux dernières années de vie d’une personne. Respectons au moins les 85 ou 90 années passées sans nous, et ayons l’humilité de reconnaître que chaque individu est la somme d’une histoire qui lui est propre, avec des besoins et des attentes qu’il nous faut prendre en compte ».
Des organisations priorisant les relations humaines
Cet environnement ‘comme à la maison’ devrait également laisser une large place à la famille et aux accompagnants non soignants, et favoriser naturellement les mélanges de populations et les échanges intergénérationnels. « Les EHPAD sont devenus des lieux de ségrégation, où l’on a regroupé les personnes âgées. Les enfants d’aujourd’hui, qui sont pour certains les futurs soignants de demain, ne sont plus en contact avec le vieillissement. Comment, alors, pourront-ils l’accompagner ? », s’interroge à juste titre Laure Jouatel. « Il faut sortir de la binarité actuelle, qui impose aux personnes âgées d’être soit chez elles, soit en institution, créer davantage des passerelles avec le reste de la société. Ces environnements ne sont pas obligatoirement exclusifs », ajoute le réalisateur et sociologue.
Le rôle et la place des soignants doivent également être revus, pour justement invisibiliser le soin – port de tenues civiles, rythmes quotidiens plus proches de ceux de la vie réelle, etc. Bertrand Hagenmüller prône ici l’adoption d’une « culture du compagnonnage, au sens premier du terme, où la personne qui accompagne et la personne accompagnée partagent leur expérience et prennent soin l’une de l’autre, dans une relation humaine équilibrée ». C’est le principe du « care », que Laure Jouatel relie à la nécessité d’offrir une autonomie décisionnelle aux professionnels du soin, afin que les relations humaines prennent le pas sur les exigences protocolaires et que le sentiment d’appartenance à un collectif permette de retrouver le sens du métier. « Un autre changement de paradigme a trait à la place de l’art, qui comme l’a montré la résidence Les Esprits Libres, peut devenir facilitateur du prendre soin. L’art comme médiateur autorise de nouveaux modes d’expression, pour donner corps à ses émotions autrement que par des comportements déviants », souligne la directrice médicale.
Le rôle et la place des soignants doivent également être revus, pour justement invisibiliser le soin – port de tenues civiles, rythmes quotidiens plus proches de ceux de la vie réelle, etc. Bertrand Hagenmüller prône ici l’adoption d’une « culture du compagnonnage, au sens premier du terme, où la personne qui accompagne et la personne accompagnée partagent leur expérience et prennent soin l’une de l’autre, dans une relation humaine équilibrée ». C’est le principe du « care », que Laure Jouatel relie à la nécessité d’offrir une autonomie décisionnelle aux professionnels du soin, afin que les relations humaines prennent le pas sur les exigences protocolaires et que le sentiment d’appartenance à un collectif permette de retrouver le sens du métier. « Un autre changement de paradigme a trait à la place de l’art, qui comme l’a montré la résidence Les Esprits Libres, peut devenir facilitateur du prendre soin. L’art comme médiateur autorise de nouveaux modes d’expression, pour donner corps à ses émotions autrement que par des comportements déviants », souligne la directrice médicale.
« Recréer un engagement collectif »
En préparant un film documentaire autour de l’expérimentation « Les Esprits Libres », Bertrand Hagenmüller cherche aujourd’hui à porter cette vision auprès du grand public « afin de politiser un débat qui nous concerne tous et recréer un engagement collectif autour de l’accompagnement des vulnérabilités », indique-t-il. Laure Jouatel, elle, s’attache à porter ce message auprès des pouvoirs publics et de la communauté médicale. « Les conclusions de l’étude sont ‘universelles’, au sens où elles concernent les malades Alzheimer mais également l’ensemble des populations accueillies dans nos institutions, polypathologiques, psychiatriques vieillissantes, grande dépendance, accompagnement de fin de vie », précise-t-elle. Et, malgré un quotidien chargé – postproduction du long-métrage, présentation des résultats de l’étude scientifique dans de nombreux congrès professionnels, etc. –, l’un comme l’autre ne compte pas s’arrêter là. « Avec le Pr Kevin Charras, directeur du Living Lab Vieillissement et Vulnérabilités du CHU de Rennes, nous avons pour projet de réaliser un ouvrage collectif donnant la parole aux résidents et aux experts, afin de dégager de nouvelles pistes sur l’accompagnement du grand âge. Ce troisième opus issu de la résidence Les Esprits Libres entend compléter les enseignements du film et de l’étude clinique pour continuer à éveiller les consciences sur la nécessité de construire dès à présent les accompagnements de demain », conclut le Dr Jouatel.
* Pour découvrir la genèse du projet Les Esprits Libres, voir l’article « Alzheimer : une résidence théâtrale pour réinventer la vie en collectivité » publié dans Ehpadia #29 (octobre 2022), pages 28-32.
> Article publié dans l'édition d'octobre d'Ehpadia à lire ici.
* Pour découvrir la genèse du projet Les Esprits Libres, voir l’article « Alzheimer : une résidence théâtrale pour réinventer la vie en collectivité » publié dans Ehpadia #29 (octobre 2022), pages 28-32.
> Article publié dans l'édition d'octobre d'Ehpadia à lire ici.
© Les Esprits Libres - Bertrand Hagenmüller